Lumières des jours enfuis, Arthur C. Clarke, Stephen Baxter, 2000, Traduction: Guy Abadia
Dans un futur proche qui vient de prendre conscience qu'il en avait plus que pour une poignée de centaines d'années à vivre (via un bon gros astéroïde sur le pif) , Hiram Paterson, un industriel aussi génial qu'amoral, invente une manière de créer des trous de ver (la Camvers) qui permet une foultitude de révolutions : voir (anonymement) n'importe quel endroit de l'univers en temps réel, puis n'importe quel moment du passé, puis d'autres applications fantabuleuses encore. Ca bouleverse évidemment la vie de plein de monde, qu'on suit de plus ou moins loin.
Ca parait pas comme ça, mais c'est bigrement puissant, comme idée : comment garder un secret, quand tout le monde peut voir à n'importe quel endroit du globe instantanément ? Comment réagirions nous si, à tout instant, n'importe qui pouvait nous voir avec les doigts dans le nez, en train de faire l'amour ou de conspirer contre nos petits camarades ? Comment des sociétés/des religions/des gens réagiraient-t-elles à l'examen de leur histoire réelle et non mythifiée ?
C'est vertigineux, c'est riche, comme souvent chez Baxter, avec un énorme accélération sur la fin du roman, qui augure de Temps, qu'il écrira un peu plus tard.
J'ai une vraie tendresse pour ce bouquin, même s'il y a eu longtemps plein de tout petits je-ne-sais-quoi qui m'empêchaient de le trouver génial et de l'offrir à tout le monde. Je viens de le (re)finir, et je viens d'en trouver plusieurs. Pas de méprise, c'est un vrai bon bouquin, de la bonne SF à l'ancienne. Typiquement, on pourrait dire que c'est de la littérature de gare ou de plage, mais que dans le genre, c'est du très bon. La stratégie est simple, en plus.
On prend une idée, on suspend (lourdement) l'incrédulité du lecteur, on déroule tout ça à l'échelle d'un monde, on l'emmène loin, très très loin et il finit par refermer la dernière page avec le sentiment d'avoir vu des fenêtres s'ouvrir, en redescendant lentement sur Terre. Et avec celui-là, on finit en plus par regarder régulièrment autour de soit en se demandant si nos descendants ne sont pas en train de nous observer, narquois, à quelques années de distance dans le futur...
Bref, c'est stimulant. Il y a quelques soucis, quand même, qui sont parfois pas loin de faire tomber la suspension d'incrédulité.
1/ Ca va très très vite : en quelques dizaines d'années, on a fait des bons technologiques majeurs, on les a industrialisé, on les a produit en série, et le grand public se les ait appropriés. Ok, si on veut garder les personnages sans attendre qu'ils soient grabataires, faut pas trainer, mais là, ça pique un peu les yeux, quand même.2/ Ca transpire l'optimisme et les bons sentiments à grosses gouttes. Hiram Paterson est le grand méchant, d'accord, mais on l'impression que (presque) tous les autres sont supers sympas, et que la science et la Camver assagissent l'humanité d'un claquement de doigt. Le gouvernement américain fait tomber le système dans le domaine public en quelques années, on a l'impression que ça se répand à toute (!) la population mondiale plus vite qu'Internet. Je veux bien croire à l'accélération du progrès scientifique et à la Singularité, mais quand même...
3/ Ca bouleverse le monde. Enfin, la middle-class américaine, surtout. Pas un mot sur les autres continents (la réaction de régimes totalitaires et des peuples qu'ils oppriment aurait été intéressante, par exemple). Pas un mot sur les pauvres au US, alors qu'il doit bien y avoir une fracture "camverique", au moins un temps, quand même.
4/ Les personnages, c'est vraiment pas leur truc, à Baxter et Clarke. C'est pas neuf, mais ça se confirme. Une bonne partie sont des têtes à claques, et la profondeur de leur psychologie va pas bien loin. Même avec des astuces (type c'est-la-faute-à-mon-implant-cortical), c'est dur de s'attacher aux héros. Même Hiram, qui est quand même un bon prototype de pourri, on n'arrive pas à le détester à la hauteur de ce qu'il mérite. C'est notablement dommage, parce que tout le bouquin est empreint d'une humanité et d'une bienveillance envers notre espèce qui n'est pas si courante...
5/ On finit par le plus gros: et Big brother dans tout ça ? Ils font forts, quand même : un bouquin sur la surveillance généralisée de tout le monde par tout le monde, et ils arrivent à faire passer ça pour un truc souhaitable, voire même pour l'avenir de l'humanité. Même en restant optimiste (allez, pourquoi pas, pour une fois), pas vraiment de place pour une attitude critique là-dessus, pas de tentation totalitaire chez quelques-uns, chefs d'état ou de multinationale, pas de conflagration sociale, aucune possibilité de s'opposer vraiment au regard de la camver (si, une: être "invisible" tout le temps, mais j'ai jamais compris la cohérence de l'histoire, alors qu'il y a la possiblité de suivre une personne en "accrochant" son ADN).
En fait, à la lumière (aha!) de tout ça, il s'avère que ce n'est pas le roman auquel on s'attend en lisant la quatrième de couverture. La destruction future de l'humanité est un prétexte (un peu bancal) à on ne sait trop quoi, la camver, utilisée sans plonger dans le passé, est racontée assez vite. Non, le vrai enjeu et là où on sent que les auteurs se sont fait plaisir, c'est dans le rapport à l'histoire (enfin, non, à l'Histoire). C'est sur cet aspect que l'histoire s'accélère, qu'on prend une belle grosse baffe à-la-Baxter dans la tête à la fin, et que ça devient le plus intéressant.
C'est dommage, quand même, mais je n'arrive pas à le trouver mauvais, juste maladroit, bancal et intéressant. Faut dire que je suis bon public, aussi...
A noter: une (très courte) histoire spin-off, sur le site de Stephen Baxter : Cops with wormcams. Laissez tomber, c'est mauvais.
Mis à jour (Mardi, 17 Mai 2011 22:29)